Aux dernières fêtes de Noël, on lui a offert une disqueuse à main. Rien ne pouvait faire plus plaisir à Bérénice Curt. « J’ai grandi dans une famille d’ingénieurs et de bricoleurs », confie-t-elle. Sa grand-mère, passée par les Beaux-Arts, avait pour adage : « On n’achète pas, on crée. » « Ma mère a fabriqué quasiment toutes les pièces de mobilier de l’appartement familial », poursuit Bérénice Curt. Un appartement situé rue de Seine, à Paris. Une rive gauche où elle a appris – au lycée Montaigne -, puis décroché un bac S, avant de rejoindre l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Est. Gamine déjà, elle voulait bâtir, construire, assembler, unir, réunir, élever, surélever. Diplômée en 2013, avec une spécialisation en « Théorie de l’architecture », Bérénice Curt a toujours aimé « les choses à double sens » et autres « questionnements qui font avancer ». D’où le titre de son mémoire de fin d’études : « L’ambiguïté en architecture ». Un travail remarqué, fort bien noté et même félicité par le jury.

« Faire parler la matière »

© Vincent Desailly

Elle a choisi la rue Clavel et le 19e arrondissement de la capitale à la fois pour vivre et travailler. Dans deux lieux distincts. Le premier, né du rapprochement de deux chambres de bonne, au plus près des nuages, lui a coûté une année sabbatique pour en finaliser la réhabilitation et les travaux qui allaient avec. Le second, une ancienne boucherie des années 1930, sert de QG à son agence d’architecture, mais aussi à la galerie Scenarii où elle expose les objets qu’elle crée. Pour l’heure et jusqu’à la fin octobre 2024, on peut voir notamment une sélection de 13 têtes, pensées et façonnées à partir de rebuts de marbres italiens. « Des chutes récupérées en 2021, à l’issue de la rénovation d’une villa XVIIIe en Toscane », raconte Bérénice Curt. Rien ne se perd… L’architecte compare cette matière à « des opportunités ». Elle parle aussi de « déjà-là », de « récolte » et d’« accumulation ». À cette sémantique précise s’oppose les défauts et fissures des marbres, volontairement maintenus « pour faire parler la matière ». Une matière que l’architecte aime travailler « dans la masse », pour ses têtes comme pour cette table, également exposée et façonnée à partir de panneaux de 3 cm d’épaisseur, « rares à trouver ». Ici, la récup’ se fait chasse aux trésors. Avec le temps long comme allié. Et puis de la précision encore, jusque dans les socles, en inox poli, sans soudure apparente, qui portent et supportent chaque tête. Une esthétique quasi mathématique, telle une démonstration, qui avant de s’exposer à Paris, en a bluffé plus d’un au printemps dernier, lors de la Milan Design Week.

© Salem Mostefaoui

Donner une nouvelle vie aux éléments

Polyvalence et pluridisciplinarité résument l’esprit de l’agence de Bérénice Curt. Architecte, designer, passionnée de photo, son œil est vif et son trait assuré, exercé, formé chez les grands. Avant de fonder son agence en 2021, elle a travaillé pour les architectes Jean Nouvel, Dominique Perrault, Franklin Azzi, Christ & Gantenbein ou encore l’agence américaine Gensler… À cela s’ajoute le goût des voyages. Et pour cause : lorsqu’elle était adolescente, ses parents échangeaient leur appartement parisien avec des Chinois, des Vietnamiens, des Australiens, des Américains… la liste est longue. « Nous n’allions jamais en vacances dans des hôtels, mais aujourd’hui j’aimerais beaucoup en concevoir… » Et ce, toujours dans un esprit de réversibilité des bâtiments et de réappropriation d’une production existante. Bérénice Curt veille à valoriser la conservation et le réemploi des matériaux en donnant une nouvelle vie aux éléments issus de précédents chantiers. Une méthode qu’elle s’applique à elle-même. Pour son 45 m2 parisien - « un cas d’école » -, le cache radiateur a été conçu avec des chutes de marbre ; elle est allée jusqu’à Marseille pour récupérer une cuisinière IKEA, dont un particulier ne voulait plus ; elle a déniché des portes de maison de maître à Lille… Comme l’ingénieur, « j’invente des dispositifs ». Son rêve ? « J’aimerais me construire une cabane, telle l’extension d’un arbre. »

Tiers-lieu à Lourdes et surélévation d’immeuble à Paris

© Salem Mostefaoui

Pour 2025, les chantiers ne manquent pas pour Bérénice Curt. À commencer par la réalisation d’un tiers-lieu de 500 m2 à Lourdes « pour représenter des savoir-faire locaux », la surélévation d’un immeuble à Paris, puis d’une autre à Issy-les-Moulineaux, mais aussi des commandes de tables en marbre, la participation à des concours d’architectes et le déménagement de l’agence. Fini l’ancienne boucherie. L’objectif : s’associer, monter une nouvelle équipe et rester à Paris, tout en maintenant une logique de bureau multi usages. À 35 ans, Bérénice Curt voit plus grand, sans pour autant remettre en cause son mode opératoire. Carré, cadré. Pas de place pour l’improvisation. Et pas beaucoup plus pour la compromission. Elle sait dire non à un chantier en désaccord avec ses idées et autres démarches. Trop radicale ? L’important, c’est le livrable et surtout le livré, qu’elle assortit toujours d’un book de 300 pages – « minimum » - qui dit tout des travaux entrepris, du début jusqu’au clap de fin. Pointilleuse, méticuleuse, elle est appréciée au sein des jurys d’écoles d’archi. Une expérience qu’elle aimerait également avoir « en école de BTP ». Pas banal ? Ça tombe bien : la curiosité, c’est ce qu’elle préfère chez quelqu’un.

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