© Astrid Staes

Septembre 2024. Un samedi à midi. Coup de fil de Pascale Met : « Ce serait une bonne idée de rencontrer Julien Gorrias… » Lorsque cette tête chercheuse, dingue de mode, qui a bossé pour Balenciaga et conseillé le rappeur Kanye West pour sa marque de vêtements, donne une piste… il faut la suivre. Rendez-vous pris. Julien Gorrias a son studio de design - baptisé Carbone 14 - aux abords de la gare du Nord, à Paris. « 4e sonnette, 4e étage. » Facile. L’interview va débuter de jour et se terminer à la nuit tombée. Car celui qui soufflera ses 39 bougies en décembre a « des choses à dire ». Il a déjà vécu plusieurs vies, dans plusieurs pays. Autre signe particulier : par flemme de trier ses chaussettes, il en porte une rouge et une autre noire, depuis l’âge de 15 ans. Un chic type et un drôle de Toulousain qui, gamin, brillait au rugby et se voyait devenir prêtre.

« Le scoutisme, c’est la meilleure école de design au monde »

« Le décor des églises me plaisait beaucoup. » C’est pour cela que Julien Gorrias envisageait la prêtrise lorsqu’il était petit. Puis, l’idée a été chassée par d’autres... Mais les édifices religieux font toujours partie de sa vie : avec la messe le dimanche et le récent dessin d’une église « pour un concours que j’ai finalement perdu ». Le sens du trait juste et de l’objet utile, il l’a depuis toujours. Ou presque. Pour lui, « le scoutisme, c’est la meilleure école de design au monde : j’ai appris à tailler le bois en short, dans une forêt ». De la nature et de la verdure encore lorsqu’il part en pension, en région parisienne, pour se donner toutes les chances de décrocher son bac ES. Touche-à-tout, curieux de tout, il va en profiter pour monter une troupe de théâtre, jouer du Molière et créer des décors. La mise en scène le passionne. Si bien qu’il va s’inscrire à l’école Lassaad, à Bruxelles, pour sa pédagogie basée sur le mouvement et la maîtrise du corps. Il partira aussi en Italie, le temps d’apprendre à « repousser le cuir », pour réaliser des masques à porter sur scène… Puis, au milieu des années 2000, une rencontre le mène dans une entreprise qui fabrique des robots et cherche un comédien pour aider les ingénieurs à créer la gestuelle des futurs Pepper et Nao. Julien Gorrias n’était recruté que pour une mission de trois mois, il va rester sept ans. « Le temps de voir la boîte passer de 25 à 700 salariés, de partir travailler au Japon et à San Francisco, de découvrir le monde de l’industrie, de dessiner des robots et de m’apercevoir qu’être original et innovant sur du mono-produit, c’est difficile. Quant à occuper le poste de designer en interne, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, car au bout d’un certain temps, on n’a plus de regard critique. » Il a 30 ans, une femme et deux enfants, lorsqu’il quitte l’entreprise. Sa seule certitude : « Je suis designer. » Un designer soudain sans job, ni diplôme qui atteste de son savoir-faire.

De Jean-Eugène Robert-Houdin à Michel Serres…

© Astrid Staes

La chaise qui cache la forêt - © Renaud Konopnicki

« Un ami m’a parlé de l’ENSCI-Les Ateliers… » Julien Gorrias fonce aux « portes ouvertes » de l’école de design du XIe arrondissement. Peu importe son année de naissance, on lui donne un dossier d’inscription. Il le remplit. Quelques semaines plus tard, il est admissible. « En septembre 2018, j’ai fait ma rentrée rue Saint-Sabin, avec des profs de mon âge et un semestre pour concevoir une chaise, quand je n’avais qu’une dizaine de jours, au Japon, pour bâtir un projet… » Julien Gorrias parle d’une « grosse claque ». Il doit apprendre à désapprendre. Sa méthode : une boulimie de lectures, une présence à toutes les soutenances de diplômes de l’ENSCI et des échanges avec le designer François Azambourg, intervenant au sein de l’école. Résultat : au bout de trois ans, il soutient son mémoire – sans aucune note écrite avec lui - intitulé « Usures et bénéfice du temps », présente une collection de trois objets – « comme trois indicateurs du temps » - et obtient son diplôme cinq jours avant le premier confinement de 2020. Une période qu’il va passer chez lui, à Paris, où son salon va servir à définir les contours de Carbone 14. Le fil conducteur de son studio de design ? Une conception dite « positive », qui découle de la fascination de Julien Gorrias pour l’usure des objets, les écrits de Michel Serres et le génie de Jean-Eugène Robert-Houdin, le père de la magie moderne. « Je n’utilise pas le mot écologie. Mais je veux ' bien faire ' les choses. Des choses positives pour l’environnement. » L’un des derniers exemples en date : La chaise qui cache la forêt. Il a conçu cette assise avec juste ce qu’il faut de bois, de la colle de poisson et de la cire d’abeille. « Ce ne sont que des matériaux que l’on trouve dans la nature. » Première astuce en plus : le recours à l’ébonisation, pour obtenir un noir profond. La seconde : l’intégration de graines d’arbres et de fleurs dans les pieds de l’assise, pour pouvoir « la rendre à la forêt ». Ou de l’art de replanter sans se planter.

La table Torii entrée au Mobilier national

Depuis 2020, Julien Gorrias se démarque et se fait remarquer. Paris Design Week, Ateliers de Paris, Anticipation Festival… son travail est repéré. Mieux : reconnu. La preuve : sa table Torii a fait son entrée au Mobilier national en 2023. Inspirée d’une estampe du peintre japonais Hasui Kawase, cette pièce se compose d’un trio de plateaux de différentes tailles, que l’on voit ou pas, selon sa position. Quant aux six pieds, chacun recouvert d’une douzaine de couches de peinture, leur usure au fil du temps va révéler les différentes tonalités des sous-couches et donner, ainsi, une nouvelle allure à la table. Julien Gorrias affine ses réflexions, peaufine ses conceptions. Il cherche, recherche, fait « le tour de la question ». À l’instar de sa Lampe qui va de soie, 100% naturelle et façonnée à la main par l’atelier Sericyne, à partir d’une soie produite dans les Cévennes. Un autre objet « manifeste » en quête d’éditeur engagé. Patient, endurant, conscient de la difficulté de véhiculer certains messages dans une société où tout va trop vite ou, a contrario, trop lentement, Julien Gorrias sème ses cailloux. Il creuse un début de sillon. D’aucuns l’observent de loin. D’autres l’approchent de plus près. C’est le cas de la société Ibride, qui lui a commandé une console. Citons aussi la marque de « vêtements durables » Le Mont Saint-Michel, qui lui fournit son bleu de travail. Quant à l’ENSCI-Les Ateliers, l’école a programmé un workshop avec Julien Gorrias en février 2025. Preuve que le cap est le bon. Reste à transformer l’essai.

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Table Torii - © Renaud Konopnicki

La Lampe qui va de soie - © DR