Montlouis, 13 heures. Quai de gare vide et trempé par une pluie battante de fin d’été. C’est ici, à une douzaine de kilomètres de Tours, en Indre-et-Loire, que Stéphanie Hein peaufine les finitions de la troisième boucherie-charcuterie qu’elle vient d’ouvrir avec son associé. Il faut traverser la ville, passer devant la maison médicale, suivre la direction de la supérette Coccinelle et rejoindre ainsi l’Allée des Ralluères, pour arriver jusqu’à la place qui abrite une dizaine de commerces, dont cette boucherie-charcuterie. C’est la pause. Stéphanie Hein a ouvert la porte de service, à laquelle elle s’est adossée. Elle sourit, remercie que l’on vienne jusqu’à elle, malgré le déluge, pour écouter son histoire à part. Celle d’une gamine de Tours, qui rêvait de devenir prof... d'histoire et qui se retrouve, trente ans plus tard, à manipuler des couteaux.
La douceur d’un billot patiné par la graisse
Née en 1991, Stéphanie Hein est l’aînée d’une famille de quatre enfants. Sa passion, dès l’école, c’est l’histoire de France. Une discipline qu’elle a envie d’enseigner. Mais, douée aussi avec les chiffres, une fois son bac en poche, elle opte pour un BTS « comptabilité et gestion des organisations ». Reste qu’elle ne s’imagine pas derrière un bureau. « Je voulais un truc qui bouge ! » Nouveau changement de cap. Elle cherche, tâtonne, hésite entre l’art floral, la cuisine et… la boucherie. C’est un stage d’une semaine chez un boucher de Tours, qui va faire pencher la balance. Car, là, elle prend conscience qu’elle aime la beauté des carcasses, le toucher d’une pièce de viande, la douceur d’un billot patiné par la graisse. Elle doit alors repartir sur les bancs de l’école. Direction le centre de formation des apprentis (CFA) de Blois, pour décrocher un CAP boucherie, puis un Brevet professionnel, doublé d’un Brevet de maîtrise. La suite : des stages et des extras en boucheries, sur les marchés, en grandes surfaces... Elle bouffe du terrain, matin, midi, soir, pour apprendre, comprendre, apprendre encore. Joueuse, audacieuse, ambitieuse, elle participe au concours de Meilleur Apprenti de France, dans la discipline « boucherie ». Elle remporte la finale départementale en Indre-et-Loire, puis la régionale en Centre Val-de-Loire, mais un doigt blessé l’empêche d’aller jusqu’en finale nationale. Vaincue, mais toujours convaincue.
« L’os vers l’extérieur et la viande contre soi… »
Stéphanie Hein n’a jamais douté de sa vocation. L’absence de femmes dans la profession et les risques de blessures ne l’ont pas dissuadée. Elle n’a jamais eu peur du maniement des couteaux à désosser, à éplucher ou encore à trancher, de l’usage de la feuille, du couperet ou encore du lardoir. « Ces outils font partie de mon quotidien. » Pour porter la viande, elle a également acquis les bons gestes : « L’os vers l’extérieur et la viande contre soi… » Si bien qu’un boucher d’Amboise, « qui, au départ, ne voulait pas d’apprenti », va lui donner sa chance. Elle a 22 ans et, une semaine sur deux, elle l’accompagne à Rungis où son aisance avec la viande est vite repérée. Résultat : là, dans ce marché de produits frais le plus grand au monde, on va la laisser trancher, couper, découper. L’amorce d’une reconnaissance. Puis, une autre marque de confiance va venir de Gilles Vincendeau, formateur boucherie sur le campus du CFA de Joué-lès-Tours. Il la sollicite pour transmettre ses savoir et savoir-faire. Stéphanie Hein accepte, à une condition : avoir carte carte blanche pour intégrer l’équipe de France de boucherie et pouvoir se préparer au concours de Meilleur Ouvrier de France (MOF). D’où sa participation à la coupe d’Europe de boucherie, en novembre 2021. Une compétition qu’elle remporte, ce qui est une première pour une femme. Puis ce sera la coupe du monde de boucherie en Californie, en septembre 2022, dans le stade de basket des Kings de Sacramento, où elle se hisse à la cinquième place.
« Boucher, ce n’est pas un métier genré »
Le concours de MOF, ça se prépare. Comme un athlète de haut niveau appréhende une compète. « Pendant trois mois, je me suis levée à 5 heures et couchée à 21h30. Je pensais, je mangeais, je buvais, je dormais, je vivais MOF », se souvient Stéphanie Hein. Le tout rythmé par des séances d’étirements, « afin de manipuler la viande vite, sans me faire mal, et chorégraphier ma prestation ». En mars 2022, elle quitte l’enseignement pour ne se consacrer qu’au concours, dont elle autofinance la période préparatoire. Elle a ainsi trouvé sa viande chez un fournisseur qu’elle remboursait en préparant des colis, avec différents morceaux, qu’elle revendait à ses proches. Elle assurait également des extras chez un boucher, « qui me permettait d’accéder à son laboratoire et à sa chambre froide ». Le 7 novembre 2022, jour du concours, elle est arrivée à 5 heures dans les locaux parisiens de l’École Nationale Supérieure des Métiers de la Viande, où l’épreuve d’une durée de 9 heures avait lieu. Ils étaient treize en finale, dont deux femmes. Concentrée, motivée, entraînée… Stéphanie Hein a terminé l’épreuve « sereine », « deux minutes avant la cloche ». Deux semaines plus tard, elle a obtenu le précieux titre, catégorie « boucherie-étal ». « Être la première femme MOF en boucherie, cela n’est pas un sujet. Car, pour moi, boucher, ce n’est pas un métier genré. Je suis au pied du billot, comme les autres. »
« Avec nos déchets, je nourris trois meutes de chiens en Touraine »
Aujourd’hui, Stéphanie Hein s’est associée avec le charcutier Stéphane Aleksic, primé pour ses rillons, son jambon, son boudin blanc… et le noir aussi. Le duo œuvre dans trois boucheries-charcuteries, toutes baptisées « La Millésime » : « Comme le vin millésimé, je revendique une viande millésimée, qui se goûte, s’apprécie… Et puis détourner le mot au féminin, c’est faire écho au titre de première femme MOF en boucherie ». Trois boutiques, toutes proches de Tours : à La-Croix-en-Touraine, Saint-Martin-le-Beau et, depuis le 8 septembre 2023, à Montlouis. Trois établissements où l’on vise le zéro déchet : « Avec une partie des déchets générés par les trois boucheries-charcuteries, je nourris trois meutes de chiens en Touraine, ainsi que les poules de certains des 15 salariés qui travaillent avec nous. » Mais les clients ne sont pas oubliés : « Je récupère le bon gras et je le retravaille. J’en fais de petits lingots que je donne aux clients pour remplacer la margarine dans la poêle. Même scénario à Pâques, où je prépare du beurre persillé que j’offre avec l’agneau. » À cela s’ajoute la branche de romarin que Stéphanie Hein cueille dans son potager et dépose au moment de ficeler un rôti. Un sens inné du partage pour celle qui vient de rejoindre le groupe de travail missionné pour faire entrer « l’art de la découpe de la boucherie française » au patrimoine immatériel de l’Unesco. Parce que la bidoche, la barbaque, la chair… c’est du sérieux et les femmes ont leur mot à dire.Photos / © Didier Ronflard