10 heures du matin. Éviter la porte principale. Lui préférer celle un peu en retrait, sur le côté, à gauche. Penser à sonner pour entrer. Montrer patte blanche. Récupérer un badge de « visiteur ». Puis, prendre l’ascenseur jusqu’au troisième niveau de la Bourse de commerce, juste sous la rotonde et le décor peint de 1889. C’est ici, au cœur du 1er arrondissement de Paris, que les chefs Michel et Sébastien Bras ont imaginé leur Halle aux grains. C’est le nom qu’ils ont donné à cette table, ouverte depuis juin 2021, nichée au-dessus des œuvres d’art contemporain de la Collection Pinault, dans une Bourse de commerce pansée et repensée par l’architecte japonais Tadao Ando. Pas banal. On est loin des cuisines familiales de Laguiole et de l’Aveyron natal du père comme du fils Bras. Ici, en ligne de mire : l’église Saint-Eustache, la Canopée des Halles, le Centre Pompidou, les toits gris de Paris. En milieu de matinée, ce n’est pas encore l’heure des mangeurs. C’est plutôt celle des cuisiniers qui s’affairent, des serveurs qui se préparent, des tables que l’on commence à dresser. Idéal pour voir, savoir, visiter les coulisses de l’un des restaurants les plus créatifs de la capitale.
Le couteau, compagnon du repas
Dans cette ancienne halle au blé, tout est dicté par le grain. Déco, tenues, arts de la table, ce qui se mange, ce qui se boit… tout a un lien avec grains, graines, semences. Un parti pris souhaité par Michel et Sébastien Bras, tel un écho au passé du lieu, bien sûr, mais aussi à la terre, la leur en Aveyron, la nôtre partout ailleurs. Dans la salle principale, surplombée d’une verrière, et les quatre salons encore vides, la simplicité donne le ton. À l’instar du couteau, compagnon du repas, posé en équilibre sur une serviette roulée, immaculée, conçu par Forges de Laguiole et le duo de designers A+B. Pour la Halle aux grains, Hanika Perez et Brice Genre ont misé sur une pièce de métal en maillechort - alliage de cuivre et de zinc -, tout en élégance et sobriété. Le subtil fait aussi la différence en salle, avec les céramiques – la terre, encore… - du service de table, baptisé Sillon. Des assiettes, bols, tasses ou pots à lait signés Élise Fouin, pour la maison Jars. La designer a travaillé le grès et recréé les sillons laissés dans les champs au passage du tracteur. Plus on avance, plus on déambule, plus on se balade dans cette drôle de Halle, plus le détail guide. À l’image des uniformes bleu marine, dessinés par la styliste et designer textile Catherine André, dont les chemises se parent de boutons en forme de… grains. Quant aux pantalons, des jeans en chanvre sortis de l’Atelier Tuffery, ils sont issus d’un circuit court : les tiges sont cultivées dans le Lot, tissées dans le Tarn, découpées et assemblées en Lozère. Terroirs et territoires imprègnent la totalité de cet espace épuré, que l’on doit aux architectes de l’agence NeM, Lucie Niney et Thibault Marca. Pour rythmer l’ensemble, les designers Ronan et Erwan Bouroullec ont imaginé des rideaux de guipure en guise de cloisons. Un jeu de quadrillage ajouré qui donne de l’air et laisse filtrer la lumière. À cela s’ajoutent des fauteuils vêtus d’un feutre de laine et des sols recouverts d’un tapis de coton brut, armuré de lin, tissé par une entreprise centenaire du Nord. Précision. Justesse. Rien n’oppresse. Tout s’accorde.
« Alphabet culinaire » et « nouvelle écriture »
Tasse blanche sur table noire, le temps d’une pause-café, avant de jeter un œil en cuisine. Des cuisines dans lesquelles Michel et Sébastien Bras passent environ une semaine par mois. Comme c’est le cas, ce matin-là. Discrets, tablier noué autour de la taille, ils travaillent, testent, affinent, peaufinent leurs recettes. Amarante, azuki, kamut, fève, luzerne, pois en tous genres, fonio, millet, orge, lin, cumin, lupin… font désormais partie de leur « alphabet culinaire », comme dit Sébastien Bras. Avec son père, ils ont « apprivoisé » le grain. De quelle façon ? Ils l’ont fait germer, grillé, soufflé, infusé, fermenté, cuisiné, le tout ajusté à maintes reprises, afin de composer « la nouvelle écriture » de l’écrin parisien, dont la partition change tous les jours. « Le menu est imprimé chaque matin », souligne Mathieu Muratet, le directeur de la Halle aux grains. La baie vitrée qui longe les cuisines permet au visiteur de voir les équipes à l’œuvre, menées par le chef Maxime Vergely. Les mains lavent, brossent, épluchent, coupent, découpent, taillent, creusent, émincent, tamponnent, assaisonnent… Les gestes sont sûrs et le grain peut jouer les premiers comme les seconds rôles, voire les figurants, dans l’assiette. C’est selon l’inspiration, la saison, le marché, les produits. La page est blanche et le sujet libre. Sébastien Bras parle de « cuisine vivante ». Et celle-ci se marie à une trentaine de cuvées exclusives dites « de grains », car concoctées avec des amis vignerons, qui se sont concentrés sur le cépage, plus que sur l’appellation, pour cet exercice de style.
La singularité pour tout, partout…
Le meilleur pour la faim. Et même pour toutes les faims. Car à la Halle aux grains, on déjeune entre midi et 15 heures, on craque pour le plat salé-douceur sucrée-boisson chaude (à 29 euros et sans réservation) de 15 à 18 heures, on dîne de 19h30 jusqu’à minuit. Une plage horaire extra-large. Comme l’ouverture d’esprit des Bras. Le père et le fils aiment sortir du cadre, s’affranchir des codes, s’échapper des voies toutes tracées. C’est le cas en veillant aux grains, en cuisine comme en salle. Mais aussi en confiant l’identité visuelle de leur Halle parisienne au Studio Voiture 14, dont les designers ont imaginé une grainothèque pour bâtir tout un système graphique qui se retrouve sur l’étiquette d’une bouteille, les menus, les vestes des cuisiniers… La singularité pour tout, partout. Jusqu’à la corbeille à pain en soie d’inox, matière légère, quasi transparente, qui prend la forme d’un nuage. De l’art et de l’air au service du bon et du beau. Une prouesse de la designer Pascale Lion, également à l’origine des manchettes en cotte de maille portées par les réceptionnistes. Parmi elles, une ancienne médiatrice culturelle du Centre Pompidou, qui voulait changer de vie mais pas forcément de quartier. Embauchée, au départ, pour servir des cafés aux visiteurs de la Collection Pinault, elle a pris du galon. Car les Bras cultivent la différence jusque dans les talents qu’ils recrutent.
La Halle aux grains : 2 rue de Viarmes, Paris 1er – Tel : 01 82 71 71 60 - Et aussi ICI.