Tout commence à l’orée des années 1980 à Paris. Artistes, créateurs et créatifs se baladent, le jour, entre le centre Pompidou, les Halles et la place des Victoires. Le soir, il se rencardent plutôt du côté du Palace, des Bains-douches et de la rue Sainte-Anne. La mode propulse Kenzo, Mugler, Gaultier… La musique, c’est Daho, Elli & Jacno… Au ciné, Rohmer donne carte blanche à Pascale Ogier dans Les Nuits de la pleine lune. Au milieu de ce bouillon de cultures, des « Barbares » attendent, encore tapis dans l’ombre, mais plus pour bien longtemps…
Partie de tarot et duc de Guise
Elle s’appelle Agnès Kentish. Signe particulier : elle collectionne des pièces de mobilier depuis l’âge de 20 ans. Lorsqu’elle croise la route des designers Elizabeth Garouste et Mattia Bonetti, dans le Paris des années 1980, c’est le coup de foudre. Cette rencontre donne envie à Agnès Kentish d’éditer le travail du duo. Elle décide alors de vendre l’intégralité de sa collection de meubles Art-Déco, pour financer leurs premières créations. Quant à la maison d’édition, elle la crée avec son complice et artiste Frédéric de Luca, après une partie de tarot, un soir de 1986. Lorsqu’il faut trouver un nom à cette future maison, elle propose « l’Assassinat du duc de Guise ». Il retoque et rétorque une phrase qu’il termine par « …en attendant les barbares ». Agnès Kentish l’arrête, car le bon nom, c’est bien ce titre de poème grec. En 1989, une galerie éponyme verra également le jour, d’abord rue Etienne Marcel, avant de passer rive gauche et d’investir le 35 rue de Grenelle, où elle se situe toujours. Du coup de foudre au coup de maître.
« Une relation forte avec des artisans d’art »
« L’ambition est de produire des œuvres, des pièces d’exception, en série limitée, de créer une sorte de famille d’objets rares et contemporains. Le choix relève du seul rêve, d’une intuition irrationnelle. Les pièces sont réalisées dans le cadre d’une relation forte avec des artisans d’art : bronziers, ébénistes, doreurs à la feuille et en particulier avec le ferronnier d’art, Monsieur Pierre Basse, qui a autrefois travaillé pour Diego Giacometti. » Ces mots sont ceux d’Anne Bony. Historienne du design, elle vient de signer les textes d’un ouvrage intitulé En Attendant les Barbares, quatre décennies de design (Éditions du Regard). En 152 pages, rythmées par une pléiade de photos et un graphisme savant, l’ouvrage raconte l’histoire d’une bande de copains devenue bande à part en inventant le « style barbare ». Avec l’audace de départ d’avoir osé éditer les débutants Garouste & Bonetti. Suivront très vite d’autres artistes, créateurs, designers, à l’instar d’Éric Schmitt, Mathilde Brétillot, Olivier Gagnère, Christian Ghion, Éric Jourdan ou encore Andrée Putman.
« Rien n'est figé dans le temps »
« Tendance, c’est un mot que je ne comprends pas », confie Agnès Kentish, assise dans le fauteuil Agathe dessiné par Éric Jourdan. Pour elle, le « style barbare » va « de l’excentricité des années 1980 jusqu’à l’éclectisme d’aujourd’hui ». « L’histoire continue. Rien n’est figé dans le temps. Il faut évoluer et faire évoluer le style. Même si j’aime la chaise Marie-Antoinette d’Eric Schmitt, j’apprécie tout autant, si ce n’est plus, ses dernières réalisations. » C’est d’ailleurs ce designer qui lui a donné l’envie de concrétiser le projet de livre, qui était dans les cartons depuis 2019. « Je sais que plus personne ne lit, mais, ici, à la galerie, nous avons un rapport à l’écrit très particulier, doublé d’une culture papier. Si bien que nous envoyons encore tous nos catalogues par courrier, parce que ça nous plaît. » Un réflexe « vieille école » pour celle qui vit sans smartphone. Une exigence aussi, qui fait écho à la qualité de chaque publication estampillée En Attendant les Barbares : « Nous travaillons avec un studio, un photographe, un directeur artistique, un imprimeur. » La base.
Trio de femmes, Fantasmagories et expo aux Arts Déco
Le livre signé Anne Bony se termine par quelques « affinités électives ». Agnès Kentish y cite en référence un trio de galeristes dont elle apprécie le travail. « Il se trouve que ce sont des femmes », souligne-t-elle. À savoir Béatrice Saint-Laurent, Marie-Bérangère Gosserez et Armel Soyer. « Elles représentent, à mes yeux, les visions les plus pertinentes du design en France », conclut Agnès Kentish. Une relève ? Plutôt un même état d’esprit. Car les « Barbares » œuvrent encore. La prochaine exposition, rue de Grenelle, s’intitule Fantasmagories. Elle présente, du 6 octobre au 3 décembre 2022, une sélection de pièces éditées par la galerie en 2021-2022, où art et design se mêlent. Bonetti, Schmitt et Jourdan ont puisé dans leur imaginaire et la poésie pour former, déformer, transformer le bronze, le fer battu ou encore la feuille d’or, en miroirs, lampes, assises, guéridons... Enfin, du 13 octobre 2022 jusqu’au 16 avril 2023, le Musée des Arts Décoratifs, à Paris, consacre une exposition aux années 1980. Là, plusieurs éditions de la galerie En Attendant les Barbares sont au casting. Agnès Kentish y voit une reconnaissance, un clin d’œil au passé, mais aussi l’envie de poursuivre l’aventure « encore vingt ans ».
En Attendant les Barbares, quatre décennies de design, par Anne Bony. Éditions du Regard - 152 pages - 45€
Les « Barbares » sont aussi ICI.