Apprendre à désapprendre. Aller contre les idées reçues pour avoir accès libre à la création. Cela résume la ligne de conduite de l’artiste Evi Keller. D’où son œuvre si singulière, particulière, source de mystère aussi. Ses réalisations sont avant tout des questions. Des questions qu’elle pose et qu’elle se pose. Elle interroge et s’interroge sur le sens des choses, l’essentiel d’une vie, la re-naissance par l’imaginaire et par le « faire ». Avec ses pièces parfois monumentales, ou suspendues en plein air, sans redouter ni la pluie ni le vent – bien au contraire -, elle oriente les uns, désoriente les autres. C’est le cas, une fois encore, avec les Stèles qu’elle expose jusqu’au 17 juillet 2021 à la galerie Jeanne Bucher Jaeger, à Paris. Une installation où Evi Keller pousse loin son travail des formes, textures, effets et reflets. La lumière est une clé d’entrée. Car réflexion et réfraction multiplient les façons d’appréhender un ensemble de créations, que l’artiste appelle « Matière-Lumière ». Dans cette démarche, elle rejoint celle d’un photographe qui se positionne et cadre selon la luminosité. Rien d’étonnant à cela : Evi Keller est passée par l’Académie de photographie et de graphisme de Munich.
Elle a le geste poétique précoce
« Toute petite, j’étais déjà fascinée par la lumière. » Evi Keller se confie, tout en déambulant dans la galerie du Marais. Née en 1968 dans la station thermale de Bad Kissingen, en Allemagne, elle a grandi en étant « très proche de la nature » : « Je pouvais la regarder des heures. » Elle se souvient de liens forts avec les arbres, les plantes, les pierres. « J’enterrais mes dessins dans le jardin de ma tante et je les arrosais… » : la jeune Evi a le geste poétique précoce. A 13 ans, elle s’intéresse à la photo. Elle shoote en solo. Elle réalise ses propres tirages, bluffée par « la beauté du bruit de l’eau et de l’image qui arrive ». Peu d’amis, des parents âgés et un goût modéré pour l’école incitent l’ado, qui dévore les bouquins, a quitté sa famille à 16 ans. Un peu d’histoire de l’art, puis l’Académie de photo, dont elle ressort diplômée, vont la convaincre d’une chose : le travail de la lumière sera le fil rouge de sa vie d’artiste. En 1994, elle quitte Munich pour Paris. Pourquoi ? Pas pour voir du pays. Elle préfère les voyages intérieurs, qui la mènent bien plus loin que pourrait le faire un billet d’avion. Le choix de la France et de sa capitale sont justifiés par le nombre de galeries et d’artistes qui y sont représentés. Si elle gagne d’abord sa vie en tant photographe, elle crée son atelier à l’orée des années 2000. Ses premières installations mêlent photos, sculptures, vidéos, sons, peintures… Autant de disciplines qui lui permettent de figer l’instant, en prendre des empreintes et les voir évoluer avec le temps. Une certaine idée de la fossilisation. Puis, son œuvre évolue au gré de ses expériences personnelles et artistiques. Ce qui reste : la lumière bien sûr, mais aussi une matière qui paraît vivante, avec laquelle chacun est invité à dialoguer. Ce que l’on retrouve d’ailleurs avec les stèles installées chez Jeanne Bucher Jaeger, où « Matière-Lumière » incarne « le principe cosmique de la transformation de la matière par la lumière ». Trop savant ? C’est vrai que physiciens et sociologues se pressent à chaque expo d’Evi Keller. Mais l’artiste apprécie aussi le regard du néophyte face à ses pièces. Elle aime l’entendre lui dire ce que celles-ci lui évoquent. Ainsi certains comparent les stèles exposées à des écorces, d’autres à des parchemins, d’autres encore à des coupes de minéraux. La parole du curieux est libre, légère, sans fard, comme Evi Keller.
Chasse au plastique et transformation silencieuse
Côté matière première, Evi Keller a tout testé : cristal, verre, miroir, plexi, pierre, bois, métal… Mais, pour elle, aucun n’interagissait suffisamment bien avec la lumière. Jusqu’au jour où elle a opté pour les films plastiques. Ce qui lui a plu ? « Non seulement ils fusionnent avec ce qu’ils recouvrent, mais cela provoque des aspects changeants, similaires aux transitions des phases de l’eau, lorsque celle-ci passe de l’état solide, à l’état liquide, puis gazeux. » A cela s’ajoute la finesse de la matière obtenue, qui évolue, telle une peau en pleine mue. Sans oublier l’enjeu écologique. Car, à sa façon, Evi Keller fait la chasse au plastique : « Dans ma pratique, je transfigure ce matériau en œuvre d’art. Je le sanctuarise. » A l’issue d’un processus de grattage qui lui est propre, elle fait apparaitre formes, visages, paysages… Ses outils : aiguilles très fines, quasi chirurgicales, pointe sèche et burin. La panoplie du graveur, comme celle de ses idoles Dürer et Rembrandt. Ensuite, « chaque œuvre a son temps » : « Certaines sont abandonnées quand d’autres m’appellent », explique-t-elle. Evi Keller se dit à l’écoute de ses créations. Il suffit de la voir travailler pour comprendre qu’elle entre en communion avec la matière. Elle manipule, étire, étale, étend les plastiques, sans gants, et elle les foule les pieds nus. Une transformation silencieuse, entre nouvelle vie et purification, dans l’ancien lavoir qui lui sert aujourd’hui d’atelier. Puis, les lumières font le reste. « Ces lumières pourvoyeuses d’été », comme l’a chanté Bashung dans Immortels.
Exposition Evi Keller, Stèles, jusqu’au 17 juillet 2021 à la galerie Jeanne Bucher Jaeger : 5 rue de Saintonge, Paris 3e. Sur rendez-vous jusqu’au 19 mai. Inauguration durant le Paris Gallery Week-end, les 5 et 6 juin.