Tout se passe dans ce qu’il appelle « la cuisine ». Une grande pièce multifonction, dont les cloisons ont disparu. Normal : Laurent Letourmy est architecte. La gestion de l’espace, il en fait un cas d’espèce. Quant à cette cuisine, « endroit de transformation » comme il dit, c’est bien là qu’il épluche, coupe, remue, bat, verse, prépare, laisse mijoter. Mais c’est ici aussi qu’il reçoit. C’est là, enfin, qu’il travaille, dessine, peint, pratique la linogravure. Le tout avec vue sur les toits de Paris : l’archi est perché au dernier étage d’un immeuble proche de la place Clichy. Un archi touche à tout ? Un archi qui bosse à l’Office national des forêts (ONF) et dont les créations perso ont leur place dans le catalogue de la galerie Paul Prouté. Cette galerie d’art parisienne est l’une des plus anciennes de France, dédiée à l’estampe et au dessin. Une double vie ? Laurent Letourmy ne perçoit pas son quotidien ainsi. Il ne scinde rien. C’est un tout. « Ces deux activités ont un lien » : une histoire de regard. Au bureau, on lui demande d’avoir un œil d’expert sur le parc locatif de l’ONF, qui comprend aussi bien des mines d’or que des campings. Chez lui, avec des crayons, pinceaux ou autres gouges, il reproduit ce qu’il a vu et esquissé sur le vif, lors d’une balade, d’une flânerie, d’une rêverie. Son rythme de création est soutenu, car « une journée sans dessin, c’est une journée plate ».
« Une feuille blanche, un crayon, mais pas de gomme »
Il dessine depuis toujours. Ado, il fréquente les Ateliers du Carrousel, au Musée des Arts-déco. Son prof : le peintre Martial Raysse. « Il nous donnait une feuille blanche, un crayon, mais pas de gomme », raconte Laurent Letourmy. Ça dresse le lycéen de Fénelon, qui fait des étincelles en maths et en dessin. D’où l’école d’archi Paris-Malaquais. Il l’intègre à 17 ans : c’est le plus jeune de sa promo. De ses années d’étudiant, il se souvient de voyages à Cuba et à Prague, des cours avec la sociologue de l’habitat Monique Eleb, des dessins faits pour dépanner les copains - « c’est génial, pour draguer les filles » -, de son intérêt pour les robinets et les tuyaux. A l’époque, une station d’épuration et un barrage l’inspirent autant – si ce n’est plus - qu’une maison. Puis, il part à Montréal, où il flirte avec l’aménagement du territoire. Il s’intéresse aussi au paysage, à la cartographie. Le temps d’une « coopé » en Egypte, il dessine le temple de Karnak au 50ème : « J’avais la même mission que celle de Monge… » Le Nil, le bleu du ciel égyptien et « la lumière de dingue qu’il y a là-bas » l’incitent à reprendre crayons et pinceaux.
« Vues d’esprit » et autres « points de vue »
De retour à Paris, il bosse en agences. Mais pas si bien faite pour lui, cette vie-là. Il ose le pas de côté, s’oriente vers la maîtrise d’ouvrage, renoue avec l’aménagement du territoire, se rapproche des parcs et jardins, intègre l’ONF. ONF, où Laurent Letourmy est aujourd’hui responsable national de la valorisation du patrimoine. Parallèlement, il produit et expose ses œuvres. Des créations qui vont de ses étonnantes cartographies, aquarelles aux allures d’instantanés assemblés autour d’un « horizon circulaire », jusqu’à ses travaux de linogravure, où se côtoient paysages, animaux, personnages… Des univers à part, nés de « l’exploration du regard », de « points de vue » et autres « vues d’esprit ». Il est intarissable quand il parle de perspectives, dessins d’observation et d’« Egonométrie », discipline de son cru qu’il résume ainsi : « Figuration mesurable et circulaire de l’environnement, incluant l’observateur ». Il y a de la poésie dans tout ça. Un brin de fantaisie aussi. Laurent Letourmy disserte sur l’ego sans avoir la grosse tête. Il se marre quand il se remémore cet entretien pour la presse féminine, où il pensait parler de son art, mais on lui a juste demandé la liste de ses produits de beauté. « Dérision de nous, dérisoire », a chanté Alain Souchon. Laurent Letourmy, lui, pour remettre un peu d’ordre dans cet absurde qui nous entoure, déroule le libellé des cours qu’il a donnés à Paris-Malaquais : « Les bulles de savon », « la forme du tas de sable » ou encore « le thème du hasard ».
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