« Il marchait dans les rues de Seattle, en compagnie du compositeur John Cage. Ils se rendaient ensemble dans un restaurant, pour déjeuner. Normalement, il n’y avait qu’un quart d’heure de marche. Mais le trajet a duré trois fois plus longtemps, parce que Mark Tobey a montré à Cage tout ce que le musicien n’aurait pas vu s’il s’était baladé seul. » Cette anecdote racontée par Véronique Jaeger, directrice de la Galerie Jeanne Bucher Jaeger, résume à elle seule l’ouverture d’esprit et la curiosité innée de Tobey. Le peintre américain, disparu en1976, aurait eu 130 ans en 2020. L’occasion pour la galerie parisienne, où la première exposition personnelle de l’artiste a eu lieu en 1955, de le célébrer avec l’accrochage d’une quarantaine d’œuvres réalisées entre 1940 et 1970. Une prouesse menée en collaboration avec la Collection de Bueil & Ract-Madoux.
Les villes l’inspirent tout autant que les cailloux, les lichens, les étoiles…
Il faut flâner dans les allées de cette galerie du Marais. Aller, venir, revenir… découvrir les inspirations du peintre au gré de ses voyages, ses errances, ses immersions. A chaque départ, il ne prenait qu’un aller, sans connaître sa date de retour. Lorsqu’il est parti au Japon, au milieu des années 1930, il a séjourné dans un monastère près de Kyoto : une étape clé pour la création de son écriture blanche. Lorsqu’il a vécu en Angleterre, où il enseignait à l’école de Dartington Hall, il y est resté sept ans… Parce qu’une fois sur place, il veut voir, savoir, apprendre, pour comprendre ce et ceux qui l’entourent. Normal pour un gamin du Wisconsin, qui a grandi dans la nature, sans culture, avec « peu de livres et le mot d’art absent de son vocabulaire », écrit la journaliste Janet Flanner en 1955. Alors comme le Martin Eden de Jack London, Tobey a soif de découverte. En 1922, il se forme à la calligraphie avec le peintre chinois Teng Kuei. Puis, ce sera l’écriture arabe et perse. Les villes l’attirent et l’inspirent tout autant que les cailloux, les lichens, les étoiles. Il n’aime pas les étiquettes, refuse d’être mis dans une boîte ou coincé entre les cloisons d’un courant artistique. Cette classe de l’inclassable le pousse sans cesse à se renouveler. D’où cette capacité à questionner aussi bien l’infiniment petit que l’immensité de l’univers. A l’image de ses œuvres, il incarne la liberté de penser, bouger, se mouvoir pour mieux émouvoir. Le titre de l’expo va d’ailleurs dans ce sens : Tobey or not to be ? fait référence au cheminement de l’artiste entre expériences anglaises – Shakespeare n’est pas loin -, quête existentielle, démarche spirituelle, regard sur le monde. On le qualifie d’artiste « abstrait ». A cela il répondait, dans une lettre datée de 1955 : « Sur les pavés des rues et sur les écorces des arbres, j’ai découvert des univers entiers. Je suis très peu au fait de ce que l’on appelle généralement « abstrait ». L’abstraction pure serait pour moi une peinture dans laquelle on ne trouverait aucune affinité avec la vie, une chose pour moi impossible. J’ai cherché un monde « un » dans mes peintures mais pour le réaliser j’ai utilisé comme une masse tourbillonnante. Je n’assume aucune position définie. Peut-être que ceci explique la remarque faite par quelqu’un qui regardait une de mes peintures : Où est le centre ? »
« Une œuvre s’apprend, se comprend et se vit »
Lorsqu’elle a pensé l’accrochage de cette expo, dans sa galerie de 700 m2, Véronique Jaeger ne s’est pas préoccupée du « centre » des œuvres de Tobey. Elle a été guidée par ce que celles-ci lui disaient. « Une œuvre s’apprend, se comprend et se vit », confie-t-elle. Autrement dit : chaque création s’appréhende à la fois comme une histoire sans parole et une communion avec l’artiste, sans pour autant dicter une interprétation. Chacun est libre. D’où cette invitation à la flânerie dans la galerie, à ne pas forcément suivre le sens de la visite, sortir du cadre, se faire son œil, son avis. L’idée : éviter les voies déjà tracées et imiter Tobey en naviguant à contre-courant tout en sachant où aller. A l’instar de cette expo monographique, « non commerciale », qui poursuivra sa route à Lisbonne en 2021, puis à Venise en 2022, ville où Tobey a obtenu le Grand Prix de la Biennale en 1958.
Tobey or not to be ? : jusqu'au 16 janvier 2021 - Galerie Jeanne Bucher Jaeger : 5 rue de Saintonge, Paris 3e
Et aussi :
Samedi 14 novembre, 18h : The Bach Project / Rencontre Est-Ouest avec Raphaëlle Moreau, violon et Madjid Khaladj, percussions iraniennes
Jeudi 10 décembre, 18h30 : projection du film Mark Tobey de Robert Gardner (1952) (19 min), Thomas Schlesser : Tobey by the way, Patrick Chemla, violoniste : John Cage, 4:33