“Quand j’étais petite, mon terrain de jeu, c’était la boulangerie”. Apollonia Poilâne passait des heures sur les genoux de son grand-père dans l’arrière-boutique du 8, rue du Cherche-Midi, à Paris. “J’ai appris à compter en rendant la monnaie. Je passais le mercredi et le samedi dans le fournil et quand je dérangeais trop les boulangers, à vouloir faire des personnages en pâte sablée, ils me faisaient croire que le fantôme de Leonardo, des Tortues ninja, allait venir ” : époque formidable. Elle sourit. Ce souvenir l’amuse : “ ils ne savaient plus quoi inventer pour se débarrasser de moi !” Le pétrin, les moules, le four à bois en marche depuis 1791 -il se visite lors des Journées du Patrimoine-, le bureau rempli de tableaux que des artistes ont échangé contre du pain… travailler dans cet univers à la fois familial et riche de sens, c’était comme une évidence pour elle. “Quand on façonne sa première miche, c’est forcément la meilleure que l’on a mangée de sa vie” : elle en parle avec passion, précision, concision aussi. Pas de mots pour ne rien dire. Pas de phrases pour combler un vide. Elle évite l’inutile, le futile.
Son entreprise reste une famille
Quand elle a repris les rênes de la maison Poilâne en 2002, après l’accident d’hélicoptère qui a coûté la vie à ses parents, Irena et Lionel Poilâne, elle était tout juste bachelière. “J’ai passé un bac S, physique-chimie, au lycée Paul Claudel, où je dois beaucoup à Mme Pillon, ma prof de physique-chimie : elle m’a donné le goût de sa matière, qui me sert encore aujourd’hui, car faire du pain, c’est de la chimie”. Elle n’oublie rien, ni personne. Fidèle, elle travaille avec une équipe calquée sur celle de ses parents. Elle vient même d’accueillir une apprentie comptable, qui n’est autre que la fille d’une vendeuse et d’un boulanger de la boutique du Cherche-Midi. Son entreprise reste une famille. Elle y veille. Cela a d’ailleurs été une force lorsqu’elle s’est retrouvée propulsée à la tête de la maison Poilâne, alors qu’elle débutait un cursus de gestion à Harvard : c’est depuis le campus américain qu’elle participait aux prises de décisions. “Le soutien de mon équipe m’a aidée à affronter le regard des autres”, confie-t-elle. Ajoutons à cela son envie de poursuivre une histoire. Celle de ses parents, grands-parents... celle du pain aussi. C’est ainsi qu’elle propose un nouveau produit par an : “c’est ma façon de faire grandir l’entreprise”. On lui doit, par exemple, les brioches du week-end, les sablés en forme de cuillères ou encore leur version salée en forme de fourchettes : “il faut absolument goûter aux fourchettes réalisées à partir de farine de sarrasin et de farine de riz. Quant à la cuillère à la réglisse, même ceux qui n’aiment pas la réglisse vont se régaler”, affirme-t-elle tout en piochant dans une soucoupe remplie de “punitions”, le sablé phare de la maison. Quant à la vague du “sans gluten”, elle l’observe, mais ne s’inquiète pas : “il y a de la place pour tout le monde. Le sans gluten, c’est une autre réflexion”. Pour sa part, elle continue de rapporter le pain le soir, quand elle rentre chez elle : “hier, c’était un pain de seigle”. Mieux encore, elle s’est mise en tête de montrer “tout ce que l’on peut faire avec du pain” : “des tartines, certes, mais aussi des puddings, de la pâte à pizza, des chapelures… l’autre jour, j’ai même préparé un fond de tarte avec du pain aux noix”. La chimie se fait alors alchimie.