Mettre un piano dans une gare. En voilà une drôle d’idée. Au départ, celle-ci pouvait paraître incongrue. Osée. Décalée. Inappropriée aux besoins des voyageurs. Des habitués du TGV. Et puis, peu à peu, les gares parisiennes et celles des grandes villes de province s’en sont toutes dotées. Elles ont installé un piano entre le panneau des heures d’arrivées et celui des départs, entre les guichets et le Relay, la Pomme de pain et le Photomaton. Un piano « en libre service », où chaque musicien de passage est invité à s’essayer, jouer, improviser. En solo, en duo, en trio. Et plus, si affinités. C’est ainsi que j’ai entendu Une Lettre à Elise à Montparnasse. Le San Francisco de Scott MacKenzie à Angers Saint-Laud. La Noyée de Yann Tiersen à Nantes-Sud… Epoque formidable ! A quand une compil’ des meilleurs morceaux ? Plus insolite, plus inédite aussi que celle d’un lounge, d’un club en vue ou d’un bistrot où l’on ne s’entend plus : quoi de pire, en effet, que de manger un croque-monsieur ou boire un café avec la radio à fond ou la télé en fond sonore ? Alors que le piano a son charme. Surtout lorsque des inconnus s’en emparent. Sans crier gare. En pleine gare. A Montparnasse, on a poussé le bouchon encore plus loin : depuis le 18 février et jusqu’au 2 mars, l’escalier principal est devenu musical. Les marches qui mènent aux « grandes lignes » ont été transformées en piano géant : on grimpe l’escalier et les marches laissent s’échapper des notes. On joue du piano debout. Montparnasse serait-elle devenue la nouvelle scène branchée de la rive gauche ? A l’heure où l’on s’endort au Flore, où les caves de Saint-Germain n’abritent plus que des dandys lessivés, essorés, délavés, qu’on se le dise : ça vit, ça vibre tout en haut de la rue de Rennes. Fini les a priori. La Tour attire. La gare se pare. Les adeptes adoptent. Un scénario-piano qui se répète à Lyon, Marseille, Bordeaux, Tours, Strasbourg… On aime cette incitation à l’improvisation. Car elle revêt un goût de liberté, teinté de légèreté. Telle une carte blanche aux flâneurs du dimanche. Et des autres jours. Rien n’est prévu, ni programmé, ni fixé, ni figé. C’est juste une bouffée d’airs avant un trajet. Un aller. Avec ou sans retour. « Chacun peut accomplir beaucoup d’activités à la condition de ne pas faire ce qu’il a prévu de faire au moment précis où il le décide ». On dirait du Woody Allen... En réalité, cette phrase est extraite du dernier opus du psychiatre Michel Lejoyeux, « Réveillez vos désirs » (Plon). Elle résume bien l’esprit de cette impro au piano, qui éveille les gares, réveille l’ego... et risque fort de révéler de nouvelles stars.
© Mathieu Lee Vigneau