Il a vu son premier opéra à 5 ans. « C’était Don Giovanni, à l’Opéra de Bordeaux. » Thomas Boulard « fait » du rock, mais écoute du classique. Aujourd’hui encore : « Je viens d’aller voir La Flûte enchantée à l’Opéra Bastille. » Aucune posture. Son père était fan et il l’a initié tôt. « Je ne suis pas le seul rockeur à aimer l’opéra. Didier Wampas aussi. Il connaît l’œuvre de Wagner par cœur. » Gamin, Boulard rêvait d’une « vie professionnelle stable ». Fils d’un médecin hospitalier et d’une magistrate, il raisonnait « salaire et sécurité ». Son premier 45 tours ? « Goldorak. » On est encore loin de Luke, le groupe fondé à la fin des années 1990 et qui va le propulser sur la scène rock, le temps de « 800 ou 900 concerts ». Il ne les a pas comptés. Pourtant, c’est un bon en maths : « J’ai eu un bac C et j’ai fait des études pour devenir expert comptable. » Sauf que pendant ses cours de contrôle de gestion, il va lire René Char, Paul Valéry, Paul Claudel, Albert Camus…
Girondins de Bordeaux, jeux de rôles et heavy metal
S’il découvre la musique classique avec son père et la pop avec sa mère, il n’approche aucun instrument. « Le fils d’un voisin jouait du piano et j’étais bouche bée devant cet enfant. » Reste que le jeune Boulard préfère le foot, les Girondins de Bordeaux et les jeux de rôles. « J’écrivais des scénarios et j’avais monté un club », se souvient-il, assis sur un banc du Super Café, à deux pas du cimetière du Père-Lachaise. Des jeux de rôles qu’il pratiquait avec des « plus grands » : « Je jouais avec des étudiants, alors que j’étais encore collégien. » Précoce, le gosse. « C’est avec eux que j’ai écouté les Specials, les Cure… » Et c’est un copain d’enfance qui lui fait manipuler sa première guitare, « par le biais du heavy metal ». Boulard voit alors un lien fort entre la maîtrise de l’instrument et le sport. Il parle d’« épreuve physique » : « A l’époque, certains jouaient de la guitare avec des bandeaux et des poignets de tennis. »
« La richesse de mes deux filles, c’est ma bibliothèque »
Son premier groupe, il le forme en classe de troisième. D’emblée, il compose textes et musiques. « J’écrivais beaucoup de poésie, raconte-t-il. C’était une façon d’avoir une existence auprès des filles. » L’aventure Luke débute vraiment en 2000 avec un maxi de quatre titres. Le premier album, lui, sortira en 2001. Son nom : La Vie presque. Suivront, entre 2004 et 2010, La Tête en arrière, Les Enfants de Saturne et D’autre part. C’est le succès. Luke répond à une attente, en se positionnant sur la scène rock tout en allant chercher l’inspiration ailleurs. Loin. Notamment dans la soif de lecture de Boulard. Sa passion, quasi obsession, pour la langue française. Le verbe. Le mot juste. Comme une utilité, une urgence. « La langue, c’est l’esprit », explique celui qui est né dans la ville de Montaigne et Mauriac, ravi aujourd’hui de partager la même librairie que Daniel Pennac, son voisin à Paris. « La richesse de mes deux filles, c’est ma bibliothèque », dit encore ce dingue de Proust.
« La vie est belle, mais l’époque est dégueulasse »
En octobre 2015, Luke sort un cinquième album : Pornographie. « C’est le cri de ceux qu’on n’entend pas », résume Boulard qui peste contre ceux qui portent des T-shirts des Ramones sans jamais avoir écouté un seul de leurs disques. « On utilise des codes de rébellion pour faire comme tout le monde », soupire-t-il. Retour à Pornographie. Son titre C’est la guerre est retiré des ondes le lendemain des attentats du 13 novembre. « Si Baudelaire vivait encore, il parlerait de jihad et de kamikazes dans ses textes. Car les romantiques s’emparaient du réel », commente Boulard. Quand on lui demande s’il est désespéré. « Pas du tout », répond-il. Puis, il nuance : « La vie est belle, mais l’époque est dégueulasse. » Au fil de la conversation, il citera Annie Ernaux, Guy Debord, Roland Barthes, Michel Houellebecq, Charles Juliet ou encore Pascal Quignard « que je lis et relis ». Si, aujourd’hui, le rockeur a envie d’écrire sur les sentiments, l’insurgé, lui, continue d’avancer : il vote toujours et fait partie d’une association de « parents d’élèves en colère ».