« Je n’ai pas de mémoire. Je vis trop dans le présent. » En fait, si, il en a une. Mais que pour les bons souvenirs. « C’est vrai que je zappe les mauvais », reconnaît Patrick Frey. Quand on lui demande ce qu’il fait comme métier, il hésite : « Je n’ai jamais su répondre à cette question. Créateur, c’est prétentieux. Industriel dans le textile, c’est ennuyeux… Je dois être quelque chose comme… créateur-éditeur de tissus et papiers peints. » Dans son bureau de la rue des Petits Champs, à deux pas du Palais Royal, il montre des photos qu’il a prises d’un paravent ancien, vu dans un château en Italie : « on pourrait s’en inspirer pour réaliser un dessin de tissu. » Autre de ses découvertes : les créations à la craie blanche sur le bitume sombre d’un dessinateur de rue… Patrick Frey a toujours fonctionné ainsi. A l’instinct. « Je laisse tout venir à moi. Après, je fais le tri. » C’est comme ça qu’il peut éditer des motifs issus de documents « archi classiques », de graffs de Toxic ou de nus dessinés par l’actrice Louise Bourgoin.
« Dans la nuit, je décide de coller des rayures sur un carton... »
Tout a commencé à l’orée des années 1970. Patrick Frey est « nul à l’école ». Son père, Pierre, l’envoie étudier l’anglais à New York. « J’étais chez un éditeur de tissus, confrère de mon père, qui m’a proposé un job au bout de deux ans. J’avais une petite amie, un studio… il n’y avait pas de raison que je revienne en France. » Il veut rester. Son père lui demande de rentrer. « J’ai obéi. » Fils unique, bonne éducation, années 1970… le contexte n’est pas favorable pour tenir tête à Pierre Frey, aîné d’une famille bourgeoise du Nord de la France, qui a ouvert son premier atelier en 1935. « Mon père souhaitait alors que je travaille avec lui. J’accepte. Un soir, il me demande de créer - pour le jour suivant - des tissus d’ameublement. Or je ne savais pas dessiner. Mais il me donne ma chance… je la saisis et, dans la nuit, je décide de coller des rayures sur un carton. Rayures que je décline en seize coloris différents. » Le lendemain matin, Pierre Frey passera commande pour éditer le tout. « J’aime jouer, surprendre, oser, m’amuser, confie Patrick Frey. C’est en me laissant carte blanche, dès mes 23 ans, que mon père a su me garder. »
« Je ne fonctionne pas comme un Français, mais comme un Américain »
En 1976, Patrick Frey prend la suite de son père. « Je suis devenu mon propre créatif et, très vite, j’ai positionné l’entreprise là où personne ne l’attendait. » Quarante ans plus tard, la maison Pierre Frey réunit quatre marques - Pierre Frey, Braquenié, Fadini Borghi et Boussac -, une usine de tissage dans le Nord, plus de 300 personnes dans le monde et quelque 8 000 références de tissus. Une réussite que Patric Frey explique « parce que je ne fonctionne pas comme un Français, mais comme un Américain. Chez moi et avec moi, rien n’est interdit. Tout peut être tenté. » D’ailleurs, il se rend encore deux à trois fois par an aux Etats-Unis, « où tout est toujours possible ». A cela s’ajoute le fait de « ne pas rendre de compte ». « Je suis là où je veux être. Avec moi, jamais le marketing ne prendra le pas sur la création. Celle-ci doit rester libre… »
« Transmettre, c’est ce qu’il y a de plus beau pour un père »
Enfin, si ado il voulait faire « un travail en lien avec les enfants », aujourd’hui il prend soin de passer le relais à ses trois fils : « Transmettre, c’est ce qu’il y a de plus beau pour un père. » A cet instant précis de la conversation, le téléphone sonne. C’est sa mère, la dessinatrice textile Geneviève Prou, 103 ans. « Certes, reprend-il, il y a une culture familiale liée à la déco : ma mère changeait les meubles de place toutes les semaines ! Mais on a aussi des prédispositions en soi. »